La diversité des courants religieux du judaïsme contemporain

Marie-Christine Emine, membre du CIRDIC, professeur agrégée d’Histoire, intervenante au Collège des Bernardins nous propose quelques éléments pour comprendre la diversité des courants religieux du judaïsme contemporain.

Sommaire :

  • Un judaïsme pluriel
  • Orthodoxes contre réformés
  • La grande famille des « Orthodoxes »

En fin du document, vous trouverez le glossaire explicitant tous les mots en caractères gras

Qui est le plus Juif ?

Le jeune rabbin Loubavitch de la région parisienne, qui ne serre pas la main des femmes, ou la communauté, à quelques kilomètres de là, qui célèbre l’entrée en shabbat présidée par un rabbin de sexe féminin ? sans compter le juif dûment circoncis et ayant accompli sa bar-mitzvah qui prend sa voiture le samedi …

Une intensité religieuse très variable

Le mot « juif » aujourd’hui désigne une réalité identitaire, culturelle et sociologique qui dépasse largement le cadre religieux. Beaucoup de juifs n’ont plus besoin du religieux pour se définir en tant que tels. A la suite des mouvements de gauche du début du XXe s., Socialisme du Bund ou Sionisme, ils considèrent le judaïsme comme une civilisation, un humanisme, qui implique la lutte contre l’antisémitisme et la défense de l’existence de l’État d’Israël. Ce judaïsme « laïc » – qui n’est pas forcément antireligieux- représenterait la moitié des 14 à 15 millions de juifs vivant dans le monde de nos jours.

Néanmoins, même ces juifs « laïcs », qui ne sont affiliés à aucune communauté religieuse, peuvent se retrouver dans la fréquentation ponctuelle d’une synagogue ou dans la célébration de grandes fêtes comme Yom Kippour (le jour du Pardon), et d’événements familiaux (mariage, bar et bat-mitzvah…) Le plus souvent ils fréquentent alors indifféremment l’un ou l’autre mouvement, en fonction de leur héritage familial, des circonstances de la vie etc… Ce qui rapproche les courants du judaïsme est peut-être plus fort que ce qui les sépare, néanmoins ils présentent de nombreuses différences et même oppositions.

Un judaïsme religieux très pluriel

Ceux pour qui judéité ne va pas sans dimension religieuse et fidélité à la Loi de Moïse ont le choix entre une grande pluralité de mouvements, source de tensions mais aussi d’une incomparable richesse. La fragmentation du judaïsme, que viennent compliquer une grande variabilité dans les dénominations et une fluidité des limites rend difficile un regard global et comparatif, mais on peut repérer quelques éléments de compréhension.

Au 19ème siècle, le choc de la sortie du ghetto

Le judaïsme rabbinique, comme le christianisme, est confronté depuis deux siècles aux transformations sociales de la modernité (urbanisation, démocratisation, sécularisation…) qui l’ont amené à des évolutions profondes. Des réponses données à ce « choc de la modernité » est sortie une grande diversité de courants (ou tendances, mouvements…).

Au XIXe s. les juifs, en Europe occidentale comme aux États-Unis, sont devenus des citoyens, libres et égaux en droits avec leurs compatriotes. Brutalement : en France par le décret de l’Assemblée Nationale Constituante du 27 septembre 1791, ou plus progressivement : en Grande Bretagne, en Autriche, en Allemagne, par des réformes successives. Le résultat fut le même, les juifs sont sortis du ghetto, physique mais aussi mental, dans lequel ils étaient confinés depuis presque trois siècles. L’impératif d’intégration aux sociétés dans lesquelles ils vivaient les a amenés à adapter leurs pratiques et même leur vision religieuse.

Orthodoxes contre réformés

Le socle du judaïsme rabbinique, depuis la fin de l’Antiquité, est la Torah et le Talmud, constituant un tout indissociable, que les « sages » des différentes époques n’ont cessé de scruter et commenter. C’est ce qui fait l’unité profonde des deux grandes branches du judaïsme Séfarade et Ashkénaze. Celles-ci sont nées au Moyen Age, et leurs différences géographiques à l’origine, sont surtout ethnolinguistiques et liturgiques. Les courants héritiers de ce judaïsme normatif, qui accepte l’intégralité de la Halakha (la « Loi ») peuvent être désignés comme constituant le judaïsme observant ou « pratiquant ».

Mais à partir du XIX e s. nombreux furent ceux qui, particulièrement en Allemagne et aux États-Unis, voulurent mettre en conformité le judaïsme avec les exigences culturelles des sociétés modernes ; c’est l’origine du mouvement réformé, qui se veut l’héritier de la Haskala, les « Lumières du judaïsme », nées en Allemagne au XVIIIe s. D’emblée ce mouvement de « réforme » se heurta aux tenants de la tradition, qui ne voyaient là que déviances dangereuses et se définirent alors comme « orthodoxes », observant le seul judaïsme authentique.

Réformés, libéraux, progressistes

Dans leur volonté d’ouverture au monde moderne, les « réformés » du XIXe siècle adoptèrent souvent les pratiques du christianisme ambiant. Les lieux de culte acquirent une dignité et une visibilité nouvelles : c’est l’époque de la construction de synagogues monumentales, sur des plans repris de ceux des églises ou des temples. La liturgie vit se développer les homélies et même des prières en langue vernaculaire. L’orgue fut introduit dans les cérémonies, qui empruntèrent de plus en plus aux codes chrétiens, de même que les rabbins adoptèrent des costumes qui les différenciaient peu des pasteurs et des prêtres.

Les chefs de file du judaïsme réformé ou progressiste furent les rabbins allemands Abraham Geiger (1810-1874) et Samuel Holdheim (1806-1860), qui considéraient que la Révélation étant progressive au cours de l’histoire, la tradition et la pratique pouvaient évoluer. Ainsi des accommodements sur les lois alimentaires (cacherout) ou le respect du shabbat étaient envisageables. Les sciences profanes étaient introduites dans la formation, y compris la lecture historico-critique des textes de la Bible et du Talmud. La place des femmes fut réévaluée dans le sens d’une plus grande égalité, et en 1935 une femme fut ordonnée rabbin pour la première fois, à Berlin : Regina Jonas (1902-1944), qui mourut assassinée par les nazis à Auschwitz.

La « plate-forme de Pittsburgh » publiée en 1885 par les rabbins progressistes américains résume bien les positions de ce judaïsme modernisé : les récits bibliques sont relus à la lumière du rationalisme scientifique, une grande partie des préceptes contraignants de la Loi mosaïque (culte sacrificiel, régime alimentaire, vêtement…) est considérée comme obsolète au regard de la sensibilité moderne. L’accent est mis sur la dimension éthique, l’ouverture aux autres traditions religieuses, vues comme des éléments positifs d’élévation spirituelle pour tous les humains. Le messianisme est vécu comme une espérance universaliste, l’établissement d’un règne de vérité, paix, de justice entre tous les hommes et toute idée de retour en Palestine est répudiée. L’accent est mis sur l’engagement philanthropique dans la société du temps.

Aujourd’hui dans les synagogues libérales héritières de ce courant, les femmes ne sont plus séparées des hommes, elles peuvent monter à la bimah (ou tebah), l’estrade d’où est lue la Torah lors des offices, se couvrir du tallith, le châle de prière. Les questions du mariage et de la filiation sont abordées de façon très ouverte, au point de reconnaître comme juifs des enfants nés d’une mère non juive. Le souci d’égalité et de justice amène à une tolérance envers l’autre quel qu’il soit : chrétien ou musulman, mais aussi homosexuels et LGBT ; depuis 1986 aux États-Unis, les ordinations de rabbins homosexuels, hommes ou femmes, sont autorisées, de même que des « fiançailles » pour les couples de même sexe.

Le judaïsme libéral met l’accent sur l’éthique, la responsabilité personnelle et la réflexion individuelle, encourageant ses membres à prendre une part active à la réparation du monde par l’engagement militant politique, social, culturel. Il soutient le sionisme mais se tient à l’écart de la vie politique d’Israël, où il n’est d’ailleurs pas reconnu.

Le judaïsme réformé et le judaïsme libéral qu’il a engendré sont très présents aux États-Unis, où ce courant représente près des deux tiers (60%) des juifs religieux ; il est également majoritaire en Grande Bretagne, mais très minoritaire en France (2%).

Les communautés réformées ou libérales se retrouvent dans la World Union for Progressiv Judaism (WUPJ), au sein de laquelle la plus importante est la Reform Judaism américaine avec 1,1 million de membres affiliés. En Grande Bretagne, le Movement for Reform Judaism, qui regrouperait 20% de la judaïcité observante, rayonne sur toute l’Europe à travers le Leo Baeck College de Londres, où sont formés les rabbins, hommes et femmes.

Les Libéraux en France

La place très minoritaire du judaïsme libéral dans notre pays, où vit la première minorité juive d’Europe avec un demi-million de membres, s’explique par l’organisation unificatrice et centralisée du Consistoire (voir ci-après) mise en place par Napoléon en 1808. Au XIXe s ., certains Grands Rabbins comme Salomon Ullmann (1853-1867) ou Zadoc Khan ((1889-1905),soucieux de la baisse de la pratique, introduisirent des adaptations dans le culte, tandis que l’Alliance Israélite Universelle (1860) insufflait dans ses établissement d’enseignement une vision plus moderne.

Mais en 1907, l’Union Libérale Israélite de France (ULIF) se détacha du Consistoire et se constitua en communauté dotée de sa synagogue, rue Copernic. Aujourd’hui cette synagogue revendique un millier et demi d’affiliés, et des communautés en banlieue (dans l’Essonne) et en province (Marseille, Nice) se réclament de l’ULIF.

Depuis les années 80 du XXe s., Copernic n’est plus la seule communauté libérale et sont apparus le Mouvement Juif Libéral de France (MJLF) qui représenterait 1400 familles, et des CJL ou UJL (Communauté Juive Libérale ou Union Juive Libérale) dans une petite dizaine de villes. La plus importante numériquement de ces Communautés est celle que dirige le rabbin Pauline Bebe dans le XIe arrondissement de Paris (environ 200 familles).

Le judaïsme libéral a introduit en France la Bat-mitzvah active pour les jeunes filles, le Yom Hashoah (jour mémorial des victimes de la Shoah) et les premières ordinations de femmes rabbins. Peu nombreux, les juifs libéraux français n’en ont pas moins une visibilité importante, du fait de leur implication dans les débats de société et dans le dialogue interreligieux, où ils sont particulièrement actifs. L’une de leurs expressions est la revue Tenoua, dirigée par le rabbin Delphine Horvilleur.

Récemment l’ULIF et  le MJLF ont entrepris une démarche de rapprochement afin de renforcer la lisibilité du courant libéral en France.

« Conservateurs » (Conservative), « traditionnalistes » ou massorti et « reconstructionnistes »

Le judaïsme « conservateur » (conservative en anglais) également appelé traditionaliste ou massorti (de massorah, la tradition) occupe une position intermédiaire entre le judaïsme réformé dont il récuse les excès et le judaïsme orthodoxe. Il n’est d’ailleurs pas reconnu comme authentiquement halakhique par ce dernier.

Le terme « conservateur » exprime la volonté de « conserver » les préceptes de la Halakha devant gouverner la vie juive. Ce courant est né, là encore, en Allemagne au XIXe siècle, à l’initiative de Zacharias Frankel (1801-1875), qui considérait que le judaïsme orthodoxe était obsolète et le réformé trop radical. Pour Frankel, la Loi devait être observée, mais son interprétation devait être assez ouverte pour permettre aux Juifs de vivre dans la société de leur temps. Sa vision est celle d’un judaïsme dynamique et évolutif dans le temps, mais avec une forte identité, fondée sur la Loi qu’il convient de préserver tout en l’étudiant à la lumière des avancées de la pensée moderne.

Le mouvement massorti est donc particulièrement attaché à la langue hébraïque, au culte synagogal traditionnel, à la littérature juive classique et contemporaine, aux arts…. Sur l’épineuse question du statut de la femme, les massortis ont évolué depuis Frankel et la parité a beaucoup progressé en leur sein. En 1985, Rabbi Amy Eilberg est devenue la première femme rabbin dans le Judaïsme Massorti. Depuis, près de 200 femmes ont été ordonnées rabbins par le mouvement. Cependant ce point ne fait pas l’unanimité du mouvement et il existe des synagogues massorti refusant l’égalitarisme et l’ordination des femmes.

Le mouvement massorti a connu un fort développement aux États-Unis dès le début du XXe s. où se trouve son centre institutionnel. Le Jewish Theological Seminary fondé à New York en 1887 est à la tête de la plus importante bibliothèque juive du monde et du Musée Juif de New York ; il reste, avec l’Université Hébraïque de Jérusalem, l’une des plus prestigieuses institutions pour les études juives. Il a formé toute une élite rabbinique au cours du XXe s.

Mais l’intellectualisme et l’élitisme du judaïsme massorti l’ont éloigné des masses juives, et malgré une bonne implantation dans l’université israélienne, il n’a pas pu infléchir l’évolution du judaïsme israélien majoritairement tenu par les Orthodoxes. (voir ci-dessous)

Même aux États-Unis, le judaïsme massorti n’est plus aussi florissant depuis les années 2000 ; peut-être à cause du départ d’un certain nombre de rabbins traditionalistes, qui ont fondé l’Union for Traditional Judaism, et du « schisme » des « reconstructionnistes ».

Le judaïsme « reconstructionniste » est un courant du judaïsme nord-américain issu du judaïsme conservateur, et affilié à l’Union Mondiale du Judaïsme Progressiste. Après avoir fait partie des deux courants, réformé et conservateur, il est devenu indépendant et est aujourd’hui considéré comme la troisième branche du judaïsme réformé. Créé par Mordechaï Kaplan (1881-1983) en 1922, il a été réactivé à partir de 1967, dans une optique clairement sioniste. Il est ouvert aux conversions et, jusqu’à un certain point, à l’intégration des non-Juifs. Bien que peu nombreux, les membres du judaïsme reconstructionniste exercent une grande influence intellectuelle parmi les Juifs nord-américains.

A l’échelle mondiale, le mouvement massorti affirme rassembler plus d’un tiers des juifs pratiquants dans le monde, soit près d’un million et demi de membres affiliés avec 800 communautés et 1600 rabbins.

En France, les communautés massorti sont de création récente : 1989 pour la principale d’entre elles Adath Shalom, située dans l’ouest parisien (environ 500 familles affiliées). Dor Va Dor a été créée en 2004 par et pour des juifs de l’est de Paris. Se réclament aussi du mouvement Neve Shalom à Saint Germain-en-Laye, Maayan Or à Nice, Judaïca à Marseille et Or Shalom à Aix. Les communautés françaises ont depuis 2007 un organe représentatif commun : Massorti France. Celui-ci publie une revue de qualité : Mikhtav Hadash.

La grande famille des « Orthodoxes »

Les changements introduits par les « réformés », « progressistes » ou « libéraux » risquaient de diluer le judaïsme dans la société ambiante, de lui faire perdre son identité, à cause en particulier des mariages mixtes. Certains refusèrent donc ces innovations, voulurent créer des limites qui sauvegardent l’originalité de la vie juive et de la mission unique du peuple juif. Tenant la Loi orale et la Loi écrite pour un tout révélé, observant strictement les enseignements, les règles et les traditions de la Halakha, ce sont les Orthodoxes, qui se considèrent comme les seuls dépositaires du judaïsme authentique.

 Le terme d’orthodoxie, emprunté au vocabulaire chrétien est ambigu, car le judaïsme se définit plutôt comme une « orthopraxie », mais il convient, dans la mesure où les divergences portent sur des questions fondamentales comme l’appréciation des Écritures face à la science, ou la position de la Halakha confrontée aux évolutions sociétales. La question de la place et du rôle des femmes est ainsi discutée depuis le XIXe s. entre les différents courants, les Orthodoxes s’en tenant globalement à une vision traditionnelle, malgré quelques nuances.

Le judaïsme néo-orthodoxe (orthodoxe moderne ou modéré)

 a lui aussi ses origines en Allemagne au milieu du XIXe siècle : le rabbin Samson Raphaël Hirsch (1808-1888), en réaction à ce qu’il considérait comme un égarement du judaïsme réformé, proposait de concilier une observance rigoureuse des lois et des traditions du judaïsme avec les exigences de la société contemporaine : promotion de la culture locale et du patriotisme, adoption des vêtements occidentaux etc. Hirsch le premier rédigea en Allemand une défense brillante de la Tradition et un manuel de judaïsme pour la jeunesse juive instruite. Si, à l’époque, ce mouvement parut marginal, aujourd’hui, l’orthodoxie moderne est le courant dominant du judaïsme rabbinique, et celui qui correspond le plus à l’image du juif attaché à sa religion tout en vivant dans le monde.

Il prédomine dans toute l’Europe particulièrement dans les communautés séfarades. En France, ce courant est représenté par le judaïsme « institutionnel », le judaïsme consistorial. C’est aussi le courant du judaïsme « officiel » en Israël.

Le judaïsme consistorial français, la synagogue « officielle »

En France, la Synagogue « officielle » est animée par un Grand Rabbin élu par le Consistoire Israélite Central, une assemblée composée de représentants (religieux et laïcs) élus dans chaque région ou grande ville (une quinzaine de consistoires régionaux). Cette organisation « pyramidale » a été mise en place sous le Premier Empire, en 1808, afin d’harmoniser l’organisation religieuse et administrative.

Après la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905, qui s’étend aux divers cultes reconnus par l’État français, le Consistoire Israélite demeure l’instance officielle du judaïsme. Il est chargé de représenter les communautés juives qu’il fédère (environ 500 synagogues et divers lieux de culte) et de défendre leurs intérêts auprès des pouvoirs publics.

Le Consistoire central assure la formation des rabbins dans le Séminaire Israélite de France sis à Paris. Cette formation est fondée sur l’étude du Talmud complétée par un enseignement profane de qualité (sciences, philosophie, etc.). Le Consistoire coordonne les aumôneries israélites (armée, prisons, hôpitaux) et les écoles communautaires. Il délègue des « spécialistes », rabbins et laïcs, pour délivrer le certificat officiel de cacherout, qui garantit le respect des règles alimentaires (abattage rituel des ovins, bovins et volailles, production d’aliments et boissons divers, etc.). Il assume les fonctions de l’état civil dans le domaine religieux, après leur validation par les pouvoirs publics : mariage, divorce, décès, et les cérémonies comme la bar-mitzvah . Enfin, il organise l’entraide et la solidarité religieuse et sociale ; il anime la communication interne et externe de la communauté juive.

Même s’il est attaché à l’existence de l’État d’Israël, lutte contre l’antisémitisme et veille au devoir de mémoire en faveur des victimes de la Shoah, le Consistoire en se retirant du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions juives de France) en 2004 s’est clairement recentré sur sa vocation religieuse.

Les synagogues consistoriales représentent une sorte de « milieu » dans le judaïsme français : elles accueillent des Juifs pratiquant plus ou moins régulièrement leur foi. Elles se démarquent assez nettement de l’orthodoxie radicale comme du libéralisme, avec lesquels elles n’ont pas de liens formels. L’afflux de Séfarades rapatriés d’Afrique du Nord, plutôt conservateurs sur le plan religieux a renforcé le courant consistorial dans la deuxième moitié du XXe s. Mais aujourd’hui de nombreuses critiques, émanant des mouvements réformés, mais aussi de l’intérieur, sont émises contre un certain immobilisme du Consistoire face aux défis de la sécularisation galopante et de la désaffection d’une grande partie de la jeunesse.

Par ailleurs des communautés de la mouvance ultra-orthodoxe ont mis en place des réseaux concurrents d’écoles et des systèmes de certification de la cacherout qui battent en brèche le monopole consistorial.

La construction, débutée en 2015, d’un grand Centre Communautaire, le Centre Européen du Judaïsme, dans le XVIIe arrondissement de Paris devrait redonner au judaïsme officiel du Consistoire élan et dynamisme.

Le judaïsme orthodoxe du Grand Rabbinat israélien

En 1921 la Grande Bretagne, puissance mandataire de la Palestine instaure un Grand Rabbinat, avec à sa tête deux grands rabbins, séfarade et ashkénaze, afin de tenir compte de la composition ethnique de la population juive, qui ne cessait d’augmenter du fait de l’alyah d’un nombre croissant de juifs européens.

Par une loi de 1953, l’État d’Israël (créé en 1948) reconnaît l’autorité du Grand Rabbinat pour tout ce qui touche au culte juif et lui assigne un rôle de service public, qui justifie le paiement par l’État des fonctionnaires religieux : rabbins, responsables de bains rituels, de l’abattage et de la surveillance de la cacherout etc. Les tribunaux rabbiniques, la Cour d’appel du Grand Rabbinat reçoivent la compétence en matière de mariage et de divorce, de filiation et de conversion. Le Grand Rabbinat est donc le maître et le garant de la judéité des juifs israéliens.

Ces dernières années de nombreux conflits sont nés autour de ce monopole, qui est de plus en plus contesté. Le Grand Rabbinat maintient une position strictement orthodoxe et refuse les conversions, mariages et filiations établies par des rabbins massorti, réformés et libéraux, mais aussi ultra-orthodoxes. Il a même publié en 2017 une liste de rabbins de la Diaspora dont il ne reconnaît pas les actes (parmi eux de nombreux rabbins américains, y compris des membres du Rabbinical Council of America, qui se réclame pourtant de l’orthodoxie).

Les autorités civiles sont souvent amenées à trancher les débats et, en septembre 2018, un tribunal a reconnu la validité des conversions au judaïsme opérées par une organisation, Givur Kalahacha, indépendante du Grand Rabbinat. L’enjeu est de taille car il concerne des centaines de conversions de femmes, dont dépend la judéité de leur descendance et donc son intégration à la société et la nation israélienne.

Orthodoxie et sionisme, le sionisme religieux

La création de l’État d’Israël par un mouvement non religieux et même athée, le sionisme a constitué un défi majeur pour l’orthodoxie. Au départ du mouvement (Congrès de Bâle, 1897) le sionisme fut regardé avec circonspection et même hostilité par les rabbins orthodoxes, mais les circonstances politiques de l’entre-deux-guerres les amenèrent pour beaucoup à infléchir leurs positions et à donner une valeur positive et même messianique au retour des juifs sur leur Terre et à la création de l’État d’Israël (1948).

L’un des principaux artisans de cette évolution fut le rabbin Abraham Isaac Kook (1865-1935), premier grand rabbin ashkénaze nommé par les Britanniques et fondateur du sionisme religieux. Le rav Kook, originaire de Lituanie et qui jouissait d’un grand prestige dans le judaïsme est- européen puis palestinien, a orienté le sionisme dans un sens messianique, posant la venue du Messie comme conséquence du sionisme, alors que traditionnellement on pensait qu’il revenait au Messie de rassembler son Peuple sur sa Terre. Il a fait de la Terre d’Israël le lieu unique du salut religieux, et pas seulement national, du peuple juif. Ce qui aboutit à ne considérer comme authentiquement juif que celui qui pratique les prescriptions (mitzvot) de la Halakha en Israël.

 On constate une influence croissante du sionisme religieux au sein de la société et des institutions israéliennes. Les sionistes religieux, orthodoxes et plus rarement Haredi (voir ci-après) prêchent la compatibilité entre vie religieuse et vie citoyenne, et surtout tentent d’orienter les politiques publiques dans un sens conforme à leur vision de l’État d’Israël, défini comme sacré dans sa dimension territoriale et son identité juive. Ils sont très politisés et présents dans certaines unités combattantes de l’armée, où leur nombre est nettement supérieur à leur poids démographique réel dans la société.

Les ultra-orthodoxes, les Haredim

L’ambiguïté du terme « orthodoxe » appliqué au judaïsme vient aussi de ce qu’il est communément utilisé pour désigner les plus radicaux des traditionalistes. Nous utiliserons donc pour eux le préfixe « ultra », sans que cela revête ici de valeur péjorative, même si d’aucuns considèrent les tenants de ces mouvements comme des « intégristes », au mauvais sens du terme. Eux-mêmes se désignent sous le nom beaucoup plus flatteur de haredim « hommes pieux, ceux qui tremblent devant Dieu ». Bien que minoritaires, ils sont incontestablement les plus visibles, dans les rues de New York, de Jérusalem ou de Paris, ces hommes en noir avec leurs papillotes (peyo) et leurs coiffes parfois extraordinaires !

Les Haredim pratiquent un fort séparatisme social (écoles spécifiques, magasins spécifiques), géographique (quartiers séparés, parfois physiquement fermés pendant le shabbat) et vestimentaire. Ils se distinguent ainsi clairement des « orthodoxes modernes », insérés dans le monde actuel. Leur idéal est une vie juive « séparée », à l’abri des perversions du monde contemporain (la télévision par exemple), et sanctifiée par l’accomplissement scrupuleux des mitzvot sous l’autorité du rabbin dont l’influence sur ses ouailles est primordiale. La vie individuelle est entièrement encadrée par la structure communautaire et éducative : l’école des enfants, la yeshiva des jeunes, le kolel ou beth hamidrach des adultes. Les mariages sont arrangés au sein de la communauté. Les femmes, comme les enfants, sont entièrement soumises à l’autorité de leur mari. Elles aussi sont reconnaissables à leur vestiaire « pudique » désuet, ainsi qu’au port de la perruque pour les femmes mariées.

L’auto ségrégation défensive des ultra-orthodoxes se traduit par l’existence d’espaces fermés, comme les célèbres quartiers Meah Shearim à Jérusalem ou Bnei Brak au nord de Tel Aviv. Ce type d’agglomération autonome existe aussi en Diaspora : Kiryas Joel, dans l’Etat de New York, comté d’Orange, est une ville fondée par la dynastie hassidique de Satmar ; depuis le premier janvier 2019 elle est devenue une municipalité autonome sous le nom de Palm Tree. Ses 20 000 habitants sont tous des ultra-orthodoxes, parlant yiddish pour 90% d’entre eux. Cette population très jeune (22% de moins de 5 ans) avait entre 2012 et 2016 un niveau de vie très médiocre : 55% des habitants se situent en dessous du seuil de pauvreté et 40% reçoivent une aide alimentaire de l’État. Cela s’explique par le mode de vie de ces ultra-orthodoxes.

En effet, le but essentiel de la vie des hommes est l’étude de la Torah et du Talmud, ce qui les amène à négliger les études profanes et explique leur faible taux d’insertion professionnelle, ainsi que la modestie de leurs revenus. Les femmes sont d’abord mères de famille -nombreuse le plus souvent-, même si certaines dans les grandes villes sont obligées de travailler pour nourrir leur progéniture.

L’anti modernisme intellectuel et religieux des haredim ne signifie pas qu’ils répudient toute modernité ; au contraire ils sont pour certains gros consommateurs de nouvelles technologies qu’ils mettent au service de leurs idéaux religieux. Des sites consultables en Français comme lamed.fr, loubavitch.fr, hassidout.org, chabad.org… témoignent de cette présence dynamique sur la toile.

Depuis une quarantaine d’années, ces versions de l’orthodoxie attirent particulièrement les « Juifs du retour», revenant à leurs racines spirituelles ; ils y trouvent une intensité religieuse incomparable et ce qu’ils pensent être un judaïsme authentique et vivant.

La forte natalité qui caractérise les haredim (en moyenne 7 à 8 enfants par famille) en fait le courant le plus dynamique du judaïsme actuel. Les chiffres précis sont difficiles à trouver ; certains considèrent qu’ils seraient en Israël près de 750 000, soit 10% de la population juive, mais représenteraient 20% des enfants scolarisés. Au point que des projections les voient en 2060 former 40% de la population juive de l’État hébreu…

Aux États-Unis, les estimations sont variables : 450 000 Haredim dont 70 000 à New York ; la population juive hassidique -un des courants de l’ultra-orthodoxie-est évaluée à 180 000 personnes soit seulement 3% des 6 millions de juifs américains, mais là encore avec une forte croissance démographique.

En France le principal courant haredi est représenté par les communautés du mouvement Habad-Loubavitch (voir ci-après), qui sont au moins une centaine, avec de fortes concentrations en Ile-de-France (environ cinquante) et dans l’agglomération lyonnaise (11 communautés). La multiplication de ces beth loubavitch (Maison Loubavitch) depuis les années 2000 est remarquable. Le mouvement Loubavitch appartient au courant du hassidisme, l’un des deux grands courants de l’ultra orthodoxie.

Au XIXe siecle Hassidim et Mitnagedim

L’origine des mouvements de haredim doit être cherchée là encore au XIXe s., en Europe Orientale. Dès le début du siècle, le Hatam Sofer (Moshé Schreiber 1762-1839), rabbin de Brastislava (alors Presbourg), dont les responsa faisaient autorité dans de nombreuses communautés prit la tête du mouvement de défense de la Tradition contre les réformés, les Maskilim. Le fossé ne cessa de se creuser alors en Europe entre les juifs urbanisés, embourgeoisés et « éclairés »  d’Allemagne, de France ou d’Angleterre et les « Ostjuden » (les juifs orientaux »), beaucoup plus pauvres et farouchement attachés à la vie communautaire traditionnelle sous l’autorité absolue de leurs rabbins.

Le Hassidisme devint un des principaux refuges de ces communautés. Ce mouvement est né au XVIIIe s . en Podolie, dans le sillage du Ba’al Shem Tov (« maître du Bon Nom », acronyme Besht, rav Israël Ben Eliezer, c.1698-1760), personnalité mystique hors du commun. Si lui ne laissa aucun écrit, ses disciples diffusèrent sa vision religieuse fondée sur une piété exaltée, visant la communion joyeuse avec Dieu, en particulier par le chant et la danse. Dans les communautés hassidiques, le tzadik, le « saint » est un puissant intercesseur entre les humains et l’Éternel ; ses liens avec Dieu lui confèrent des pouvoirs surnaturels de clairvoyance dans les âmes, de capacité à faire des miracles… Pour de nombreux auteurs, le hassidisme entretient des liens avec la Kabbale dont il a hérité la vision cosmogonique.

Le hassidisme rencontra vite un grand succès dans les communautés de la Zone de résidence de l’Empire russe où les juifs vivaient confinés, souvent dans un grand dénuement matériel. L’anti intellectualisme des Hassidim les exposa cependant aux attaques violentes des Mitnagedim, tenants de la primauté de l’étude sur toute autre manifestation de piété. Des rabbins lituaniens comme le Gaon de Vilna dénoncèrent même les Hassidim comme agitateurs à la police tsariste… Le rôle particulier des rabbins chez les Hassidim était également discuté, ceux-ci étant fréquemment l’objet d’une véritable vénération de la part de leurs fidèles.

Avec le temps et l’adoption par les Hassidim des principes de l’étude du Talmud et de la Torah dans les yeshivot orthodoxes, Mitnagedim et Hassidim se sont rapprochés et ils constituent aujourd’hui les deux grandes tendances du judaïsme ultra-orthodoxe. En 1912, ils créent en Pologne un parti commun Agoudat Israël, destiné à lutter contre les tendances modernistes qui mènent certains juifs au sionisme et au socialisme. Depuis la Shoah, ce parti n’existe plus qu’en Israël, où il s’est partiellement rallié à l’idée sioniste et participe aux élections.

La politique d’extermination du judaïsme européen menée par les nazis pendant les années 40 du XXe s. a fait disparaître une grande partie des communautés ultra-orthodoxes des pays de l’Est. Néanmoins ce courant a survécu grâce à l’émigration, dès le début du siècle, en Amérique, où il est aujourd’hui particulièrement vivant et dynamique (voir ci-dessus).

On peut même dire que les Haredim sont partis à la reconquête de l’Europe et de la Terre Promise (Israël) depuis l’Amérique. L’exemple le plus connu de ces mouvements ultra-orthodoxes, particulièrement actif et prosélyte -auprès des autres juifs – est le mouvement Habad-Loubavitch,

Le mouvement Habad-Loubavitch dans le monde et en France

Ce courant est une des branches principales du hassidisme contemporain. Son fondateur est le rabbin Shneur Zalman (1745-1812) de Liadi, en Biélorussie, dit l’Alter Rebbe, à l’origine d’une dynastie, dont la « cour » fut déplacée à Lioubavitchi (Russie) par son successeur Dovber Schneur (1773-1827).

En 1948, Yosef Yitzchok Schneersohn (1880-1950), sixième rebbe de la dynastie, installa le centre du mouvement à New York, dans le quartier de Crown Heights (Brooklyn), après avoir échappé à la répression bolchevique dans les années 20-30 puis à l’occupation de la Pologne par les nazis en 1940.

Menachem Mendel Schneerson (1902-1994), son gendre, fut le septième et dernier rabbi de Loubavitch. C’est sous sa conduite que le mouvement Habad-Loubavitch a connu un développement remarquable à l’échelle mondiale. Sa personnalité fut et est l’objet d’une vénération particulière, de nombreux fidèles pensant qu’un tzadik (« Saint », « Juste ») comme lui ne peut être mort et qu’il reste vivant de façon imperceptible aux hommes ordinaires, jusqu’à ce qu’il se manifeste à nouveau comme Messie. Cette messianité du rav Schneerson, on s’en doute, est discutée et a entraîné des scissions au sein du mouvement.

En tout cas depuis sa mort aucun rabbin n’a pu prétendre au titre de Rebbe du mouvement, qui continue l’expansion dont il a été l’initiateur. Au début du XXIe s. on estime le nombre des institutions Habad- Loubavitch à 3300, dans 75 pays et 950 villes dans le monde.

Le mouvement revendique 40.000 fidèles en France .

L’originalité des « Louba », comme on les surnomme parfois, est qu’il refusent l’enfermement caractéristique de nombreuses communautés ultra orthodoxes. Au contraire, comme le précise la charte de l’un de leurs lycées de jeunes filles -privé sous contrat avec l’État- du réseau Sinaï, leur objectif est à la fois de « développer [chez l’élève] la conscience de son identité juive et de favoriser l’intégration [de l’élève] dans la société contemporaine ».

Les Loubavitch ne renoncent à aucun des signes extérieurs de leur appartenance : les hommes sont aisément reconnaissables à leurs barbes, leurs costumes noirs et leurs chapeaux Borsalino de la même couleur. Ils vont à la rencontre des autres juifs pour leur redonner le goût de la pratique à travers les gestes simples de la liturgie quotidienne : attacher les téfilines, allumer les bougies du shabbat le vendredi soir…

Les « missionaires » ( Chlou’him) envoyés par le mouvement sont le plus souvent un jeune rabbin et sa femme, avec un ou deux enfants, qui s’installent dans une nouvelle ville. Leurs objectifs sont d’élever une famille, de rapprocher les personnes juives du judaïsme tel que le Habad le conçoit, et d’encourager les non juifs à adhérer aux sept lois noahides . Ils s’attachent à créer une atmosphère communautaire dans laquelle les non-observants ne se sentent pas intimidés. L’accent mis sur la joie, typique du hassidisme, est bien sûr au cœur de cette pédagogie.

Au départ, le centre communautaire est le domicile même du couple, le salon faisant office de synagogue, jusqu’à ce que ses moyens permettent à la communauté de se doter de bâtiments spécifiques, une Beth Habad ou Beth Loubavitch (Maison Habad ou Loubavitch). La mise en chantier au printemps 2018 d’une Maison à Deauville, montre le dynamisme de ce courant, concurrent actif du judaïsme consistorial, qui possède dans cette ville une synagogue depuis 1970.

L’objectif des Chlou’him est de faire accomplir par tout juif, aussi éloigné soit-il de la pratique, une mitzvah (prescription), même la plus modeste, au sein d’une liste de dix, établie par le Rebbe Menachem Mendel Schneerson :

  1. allumage des bougies avant shabbat et les fêtes par les femmes et les jeunes filles
  2. port des téfilines
  3. apposition d’une mezouzah sur le chambranle de la porte du domicile
  4. étude régulière de la Torah
  5. tsedaka (pratique de la charité par l’aumône).
  6. achat et lecture de livres juifs
  7. respect de la cacherout dans son alimentation.
  8. bonté envers autrui
  9. éducation juive des enfants
  10. maintien des lois de la pureté familiale (niddah)

La pratique de ces mitzvot comme l’éducation des non-juifs aux lois noahides sont la condition et la préparation de la venue du Messie.

Dans ce contexte, l’éducation est une priorité: le Beth Loubavitch de France scolarise plus de 2.000 élèves dans des établissements sous contrat d’association avec l’État, sans compter d’autres réseaux se réclamant de cette spiritualité, comme les institutions Sinaï. Le mouvement multiplie les lieux de formation, improvise des cantines casher pour des enfants du public, forme des étudiants, gère 400 berceaux de crèche, anime des centres aérés, des clubs 3e âge… Il n’hésite pas à recourir au prosélytisme de rue ou au démarchage à domicile (auprès des juifs). On a déjà signalé sa forte présence sur internet, avec des sites souvent très bien faits et attractifs pour qui s’intéresse au judaïsme vivant d’aujourd’hui.

Un monde orthodoxe en évolution

La visibilité et le dynamisme des ultra-orthodoxes dans le monde comme en Israël ne doit pas masquer un processus lent mais continu d’ouverture à la société ambiante.

Ainsi des sociologues observent qu’en Israël de plus en plus d’hommes orthodoxes cherchent à sortir de la pauvreté en s’intégrant au monde du travail (et non plus se consacrer exclusivement à l’étude de la Torah), à faire leur service militaire (on a vu la montée de l’influence des religieux dans l’armée), à entreprendre des études supérieures laïques. Le gouvernement essaie par des projets de les encourager dans cette voie.

Des signes de cette volonté de changement s’expriment avant tout chez les jeunes et les femmes : celles-ci entreprennent de plus en plus des études supérieures et recherchent un travail rémunéré à l’extérieur du cadre orthodoxe. Elles revendiquent une place plus importante dans la pratique religieuse. Lors des élections de 2015 à la Knesset, s’est présenté un parti politique de femmes haredi, Be’Zhutan (« pour leur honneur »), dénonçant le mépris et même les violences dont sont victimes les femmes dans ce milieu. Mais la faiblesse de ses moyens et l’opposition déclarée de l’establishment religieux rendent sa percée difficile. L’électorat féminin ultra-orthodoxe continue en effet largement à suivre les injonctions des maris, eux-mêmes soumis à leurs rabbins.

Au-delà de ces indices d’ouverture au monde séculier, des observateurs notent l’existence de « courants souterrains » qui s’expriment par des manifestations encore timides et dissimulées d’éloignement de la norme religieuse : une petite minorité désire rejeter le mode de vie haredi mais sans encore l’exprimer. Ils continuent de jouer le jeu et d’observer les pratiques religieuses par peur des conséquences (rupture des liens avec la famille) et de la répression (il existe une milice des mœurs interne utilisant des méthodes parfois violentes), mais « le cœur n’y est plus ».

Les médias israéliens ont diffusé des émissions sur des orthodoxes se rendant le samedi soir dans des pubs de Tel Aviv, pour danser et boire librement loin de la surveillance des voisins. Ils changent de vêtements en route et s’habillent « à l’européenne » ; d’autres émissions montrent des groupes de jeunes, garçons et filles qui se rendent sur les plages du lac de Tibériade et se baignent ensemble, enfreignant les interdits.

Il est très difficile d’évaluer l’envergure de ces phénomènes, mais ils existent et se multiplient. Ce qui est sûr c’est que les remparts qui enfermaient la société ultra-orthodoxe en Israël sont de moins en moins étanches. L’association Hillel, qui a un bureau à Jérusalem et Tel Aviv, compte environ 250 volontaires, qui aident tous les ans une centaine de religieux à changer de vie, à s’adapter à une société moderne dont ils ne connaissent pas les codes.

Le même type d’évolutions peut s’observer dans les milieux ultra-orthodoxes en Diaspora, aux États-Unis par exemple. Ceux qui quittent ce monde clos et parfois étouffant pour les individus ne perdent pas pour autant la foi et rejoignent souvent des communautés plus ouvertes, contribuant ainsi à faire du judaïsme d’aujourd’hui un ensemble mouvant, vivant, en perpétuel renouvellement dans sa diversité.

Marie-Christine Emine,
CIRDIC (Centre d’Initiatives pour les Relations entre Juifs et Chrétiens)
Janvier 2019

Glossaire

  • Agoudat Israël,  littéralement « Union d’Israël », est un parti politique juif fondé en 1912 à Katowice (alors dans l’Empire russe) par des rabbins orthodoxes, pour être le bras politique du judaïsme orthodoxe opposé au sionisme.  Il existe aujourd’hui en Israël, mais il a connu des scissions qui ont donné naissance par exemple au parti ultra-orthodoxe actuel Schass.
  • L’Alliance israélite universelle (AIU ), fondée en 1860 à Paris et présidée de 1863 à 1880 par Adolphe Crémieux est une association destinée à l’élévation du niveau scolaire et professionnels des populations juives du Bassin méditerranéen et du Moyen-Orient. Le but était d’armer ces  juifs pour la vie moderne et les aider à lutter contre  les  discriminations  et la haine dont ils étaient souvent  l’objet. L’AIU développa un réseau scolaire de qualité, ainsi que des actions auprès des autorités politiques en faveur de l’émancipation des juifs.
  • Alya, Alyah, Aliyah est un terme hébreu signifiant « ascension »« élévation », qui désigne la « montée » d’un juif de Diaspora à Jérusalem/Sion, donc son retour en terre d’Israël. Au fil des siècles cette immigration fut d’abord religieuse puis à partir des années 1881-82, elle s’amplifia tout en se laïcisant pour constituer le fondement du mouvement sioniste.
  • Ashkénazes et Séfarades : au Moyen Age,  deux foyers majeurs du judaïsme se trouvaient en Allemagne (spécialement en Rhénanie) désignée sous le nom d’Ashkénaz, et en Espagne appelée Séfarad. Les juifs ashkénazes au cours des siècles et des persécutions se répandirent vers l’Est (actuelles Pologne, Lituanie, Ukraine…) , tandis que les séfarades chassés d’Espagne à la fin du XVe s. s’installèrent autour du Bassin Méditerranéen. Chaque groupe avait sa langue, le Yiddish  pour les Ashkénazes, le Judéo-espagnol ou Ladino pour les Séfarades, et ses traditions liturgiques et sociales.
  • La bar-mitzvah est l’état de majorité religieuse acquis par les jeunes garçons à 13 ans, qui leur permet de participer à la prière à la synagogue et de pratiquer pleinement les commandements ou prescriptions religieuses (mitzvot). Une cérémonie célèbre ce passage.  L’équivalent pour les filles est la bat-mitzvah, célébrée à 12 ans, mais elle n’existe pas dans tous les courants du judaïsme.
  • Le Bund ou Union générale des travailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, est un mouvement né à la fin du XIXe s. (1897), militant pour l’émancipation des travailleurs juifs et leur accès à la pleine égalité dans le cadre d’une société démocratique et socialiste . Il prône le droit des Juifs à constituer une nationalité laïque de langue yiddish dans le cadre d’un Empire Russe modernisé, et s’oppose au sionisme.
  • La cacherout ou kashrout est le code alimentaire prescrit aux Israélites dans la Torah. Elle constitue l’un des principaux fondements de la Loi et de la culture juives. Elle regroupe d’une part l’ensemble des critères désignant un aliment  (animal ou végétal) comme permis ou non à la consommation, et d’autre part l’ensemble des lois régissant leur préparation et les rendant « casher »,  c’est-à-dire convenables, aptes à la consommation.
  • La circoncision (brit mila) est l’ablation du prépuce pratiquée sur les enfants mâles à l’âge de huit jours. Réalisée par Abraham sur lui-même et tous les hommes de sa maison, elle est le signe de l’Alliance conclue entre Dieu et le patriarche et sa descendance,  et la marque de l’appartenance au peuple juif.
  • Le Consistoire central israélite de France est l’institution créée en 1808 par l’Empereur Napoléon Ier pour administrer le culte israélite en France, sur le modèle des deux autres religions officielles, catholique et protestante. Il nomme à sa tête le Grand Rabbin de France.
  • Une dynastie hassidique est une lignée de rabbins qui perpétuent la mémoire et l’enseignement d’un maître spirituel fondateur, dont ils sont souvent les descendants ; les dynasties hassidiques sont habituellement nommées d’après une ville d’Europe orientale où le fondateur est né, a vécu, ou a prêché et rassemblé ses premiers fidèles. Les deux plus importantes en nombre sont, au début du XXIe s., la dynastie de Gour et celle de Habad-Loubavitch.
  • Le ghetto, du nom d’un quartier de Venise est le quartier fermé qui dans une ville est réservé aux juifs et où il leur est obligatoire de résider. Les ghettos furent institués en Italie et dans les territoires germaniques (par exemple à Metz) à partir du XVIe s. afin d’éviter les contacts entre chrétiens et juifs,et réguler le nombre de ceux-ci ;  ils représentèrent cependant une relative protection pour les juifs dans une société ambiante le plus souvent  hostile.
  •  Habad-Loubavitch est une branche du hassidisme, courant du judaïsme « ultra-orthodoxe », qui s’est développé en Europe orientale au XIXe s. Ce mouvement est aujourd’hui présent dans le monde entier. Il a  son centre spirituel à Brooklyn (New York) depuis le milieu du XXe s.
  • La Halakha ou Loi juive est une branche essentielle de la littérature rabbinique. Elle traite des obligations religieuses auxquelles doivent se soumettre les juifs dans  leur rapport à Dieu et leurs relations avec leur prochain. Elle englobe pratiquement tous les aspects de l’existence et se fonde sur les 613 prescriptions (mitsvot) contenues dans la Torah.
  • La Haskala,   littéralement « éducation », est un mouvement de pensée né au XVIIIe s. en Allemagne autour de personnalités dont la plus célèbre est Moïse Mendelsohn, traducteur de la Bible hébraïque en allemand. Les buts de la Haskala sont : prodiguer aux Juifs une formation intellectuelle plus moderne, intégrant les sciences et les langues,  améliorer leur situation économique  par un mode de vie  plus productif, fondé sur l’apprentissage professionnel et ainsi améliorer les relations entre les Juifs et les peuples au sein desquels ils vivent, en atténuant le particularisme social et culturel des populations juives. Les promoteurs de la Haskala sont appelés Maskilim.
  • Le Hassidisme  ou  judaïsme hassidique est un mouvement de renouveau religieux, fondé au XVIIIe s. en Europe de l’Est. Il se caractérise par des formes de piétisme, voir de mysticisme,  insistant particulièrement sur la communion joyeuse avec Dieu, en particulier par le chant et la danse. Il a connu un développement très important au XIXe s. et était caractéristique de nombreuses communautés ashkénazes de l’Est de l’Europe jusqu’à la Deuxième guerre Mondiale et la Shoa ; il a beaucoup influencé des penseurs et auteurs comme Martin Buber, Gershom Scholem ou Elie Wiesel.
  • Le judaïsme rabbinique est issu du mouvement pharisien, un des courants du judaïsme antique qui  se fondait sur une étude et une interprétation éthique des Écritures destinée à l’ensemble du peuple juif. Il s’est imposé comme la norme du judaïsme à partir du Moyen Age, avec la diffusion du Talmud, recueil de commentaires rédigé à Babylone entre le IIIe et le VIIe s. e.c.
  • La  Kabbale est une tradition ésotérique, présentée comme la « Loi orale secrète ». Elle trouve sa source dans des courants mystiques du judaïsme antique, mais se développa comme un système de pensée complet au Moyen Age, en Provence et en Espagne. L’ouvrage de référence de la Kabbale médiévale est le Zohar (Livre de la Splendeur), rédigé, selon la tradition, au XIIIe s. par Moïse de Leon. Grâce à l’œuvre d’Isaac Louria (1534-1572) le courant kabbaliste a profondément influencé les différents mouvements du judaïsme à l’époque moderne et nombreux sont les concepts que lui doit la pensée juive d’aujourd’hui.
  • La Knesset, terme hébreu qui signifie « assemblée », est le Parlement israélien.
  • Un kolel ou beth hamidrach est un centre d’études de la Torah et du Talmud, destiné aux hommes mariés pour une formation plus ou moins longue.
  • La mezouzah est un boîtier contenant deux passages bibliques rédigés selon les règles de l’art sur un parchemin, fixé au chambranle des portes des lieux d’habitation permanente, y compris les différentes pièces de cette demeure (cuisine, salon, chambres), à l’exclusion des lieux d’aisance et de rangement.
  • Le terme  Mitnagedim  signifie : « opposants ». Il désigne les défenseurs de l’orthodoxie religieuse traditionaliste,  centrée sur l’étude du Talmud, qui s’opposaient aux courants mystiques des Hassidim. Le chef de file des Mitnagedim fut le célèbre Gaon  (« Génie »)de Vilna, rabbi Eliyahou ben Shlomo Zalman (1720-1797).
  • Les mitzvot (singulier mitzvah ) sont les  613 prescriptions ou commandements contenus dans la Torah, qui constituent le fondement de la Loi (Halakha).
  • La niddah, qui est le nom d’un traité du Talmud, englobe « les lois de pureté familiale ».
  • Le principe en est que la femme mariée est considérée comme rituellement  impure pendant la période menstruelle et cela implique une séparation physique temporaire du couple.  Les époux s’abstiennent de relations physiques et dorment séparément . Au bout de la période, la femme doit se rendre au mikvé (bain rituel) pour reprendre le rythme de vie conjugal. L’importance donnée à la niddah explique que la construction d’un mikvé ait toujours été une priorité pour les communautés.
  • Le rabbin ou  Rav  est une personne dont l’érudition dans l’étude des textes de la loi juive (Torah, Talmud et commentaires) lui permet de rendre des jugements et guider les membres de la communauté dont il a la responsabilité. Il est également responsable du culte synagogal. Il est, depuis la disparition du Temple de Jérusalem en 70 e.c., le personnage central de la vie religieuse juive, même si dans les sociétés sécularisées modernes son influence s’est vue diminuée.
  • Les responsa  sont les réponses des rabbins les plus réputés aux questions qui leur étaient posées par leurs disciples ou que leur faisaient parvenir des communautés parfois très éloignées.  Elles servent de base à l’élaboration des codes  halakhiques.
  • Les sept lois noahides (ou noachiques) sont une liste de sept impératifs moraux qui auraient été donnés, d’après la tradition juive, par Dieu à Noé après le Déluge en signe d’ alliance éternelle avec toute l’humanité. Elles sont donc destinées aux « nations » (goyim), puisque les juifs, eux, doivent respecter les 613 prescriptions (mitzvot) de la Torah. Ce sont :
    1. L’obligation d’établir des institutions judiciaires
    2. L’interdiction du blasphème du Nom divin
    3. L’interdiction de l’idolâtrie
    4. L’interdiction du meurtre
    5. L’interdiction de des unions interdites
    6. L’interdiction du vol
    7. L’interdiction de consommer de la viande arrachée à un animal vivant.

    Selon Maïmonide (1138-1204), « Quiconque parmi les païens accomplit les sept lois fait partie des justes parmi les nations et a sa part au monde futur ».

  • Le shabbat, septième et dernier jour de la semaine, est depuis les débuts du judaïsme le jour  consacré à Dieu. Il commence le vendredi soir à la tombée du jour et s’achève après le coucher du soleil le samedi. L’observer signifie renoncer à toute activité matérielle pendant les 25 heures de sa durée.
  • Le sionisme  ou retour à Sion (Jérusalem) est le mouvement politique  qui prône, à la  fin du XIXe s., l’installation de la nation juive sur la terre  de ses ancêtres, Eretz Israël,  alors Palestine ottomane.  Il fut organisé à partir du Congrès de Bâle (1897) par Théodore Herzl,  dans la perspective de créer  un État indépendant pour les juifs. Le sionisme rencontra au départ l’opposition des autorités religieuses juives.
  • Les téfilines sont constitués de deux petits boîtiers cubiques contenant quatre passages de la Torah et attachés au bras et à la tête par des lanières de cuir. Ils sont portés lors de la lecture du Shema et de la prière matinale  des jours profanes par les hommes ayant atteint leur majorité religieuse.
  • La Torah et le Talmud sont les deux piliers du judaïsme rabbinique : ils constituent l’ensemble de la Loi écrite (Torah ou Bible hébraïque dont le canon de textes fut définitivement arrêté par les rabbins au cours du Ier s. de notre ère) et de la Loi orale, les commentaires dont est constitué le Talmud, qui reste ouvert à l’étude et l’interprétation de chaque génération.
  • La yeshivah (yeshivot au pluriel) est depuis la fin de l’Antiquité le lieu clé de l’instruction religieuse, de la transmission intellectuelle et spirituelle, et de la formation des rabbins. Les garçons à partir de 13 ans y étudient la Torah et surtout le Talmud, ainsi que  les codes contenant la Halakha.
  • Le Yiddish est une langue germanique avec des influences et des mots d’origine hébraïque et slave. Il est parlé par les juifs ashkénazes d’Europe Centrale et Orientale à partir du Moyen Age et jusqu’au XXe s. Au XIXe s. et dans la première moitié du XXe s. , le yiddish, écrit en caractères hébraïques, fut le support d’une culture littéraire, théâtrale, poétique extrêmement  développée.
  • La Zone de résidence fut créée par l’impératrice de Russie  Catherine II en 1791 après le dernier partage de la Pologne et la disparition de celle-ci. C’était la région ouest de  l’Empire russe frontalière avec la Prusse et l’Empire autrichien, représentant environ 20 % de la Russie d’Europe et contenant la plus importante population juive de l’époque. Les juifs y étaient enregistrés et cantonnés et ne purent  en sortir qu’en 1917. Ils étaient exclus également des grandes villes comme Kiev. Seul un nombre limité de Juifs, en général enregistrés comme  « allemands » , « polonais » ou « russes », était autorisé à vivre en dehors de la Zone de Résidence et dans les grandes villes de l’Empire.